2.2.2 Pourquoi le mouvement identitaire se reconnait-il de plus en plus dans le rouge-vert-noir ? Parce que, outre les conditions de leur émergence, ces couleurs participent à une réactivation de la mémoire symbolique africaine, martiniquaise et caribéenne.
2.2.2.1 Le rouge et le noir réactivent la mémoire des spiritualités africaine et afro-caribéenne
Le Rouge et le Noir sont deux couleurs présentes de façon hautement symbolique dans les mythes et les cultures du monde noir, de l’Egypte antique aux Caraïbes, en passant par l’Afrique noire subsaharienne. (cf l’excellent article d’Alain ANSELIN « La rouge et la noire - Le paradigme du pouvoir » dans la revue Carbet n°8 « Sciences et civilisations africaines - Hommage à Cheikk Anta Diop, 1989).
- Dans ces cultures, la teinte et la signification du rouge connaissent beaucoup de variations, ordonnées de la vie à la mort, au fil du temps et selon les régions. Le rouge apparaît d’abord comme la couleur de la vie. Il est présent dans les rites des cultures marquées par la présence du bœuf : Seth, dieu égyptien qui s’incarne parfois dans le bœuf rouge, dieux dansants rouges et cornus de Casamance, diables et diablotins du carnaval martiniquais, figure de Civa (dieu indien), rouge et cornu. Le rouge est aussi la couleur de la force brutale, de la violence de la nature, la couleur de Seth et d’Ogun, les dieux guerriers de l’Egypte, de la Nigéria et d’Haïti. Le rouge est enfin la couleur de la mort et de la stérilité. La symbolique principale, celle du dieu rouge, Seth, est celle de « la confusion bouillonnante de la nature mêlant nécessité et excès ».
- Le noir est la couleur du « héros culturel », celle de « la culture qui maîtrise et ordonne la nature ». En Egypte ancienne, le noir n’indique ni la mort ni le deuil, il est symbole de fertilité. C’est une des couleurs (avec le vert) d’Osiris, dieu de la fécondité et de la végétation, dieu du limon fertile et de la végétation renaissante que l’on fête à la fin de l’inondation. Osiris est aussi le dieu juste, dieu des morts et de la paix qui a le pouvoir d’ouvrir les portes de la vie et du bonheur éternels ; C’est le dieu de la résurrection, de l’éternité. Dans le reste du monde noir, les divinités arborant cette couleur présentent fondamentalement les mêmes caractères qu’Osiris.
- Dans les cultures africaines et afro-caraïbes, rouge et noir apparaissent comme les deux extrêmes du lexique des couleurs. Ils forment une unité de contraires, à la fois opposés et complémentaires. Le mythe du rouge et du noir traduit un principe organisateur fondamental : l’univers et l’homme, la nature et la culture, les ancêtres et les vivants, la vie et la mort. Ces deux couleurs sont très présentes dans les spiritualités africaines (notamment dans les traditions Yoruba et Vaudou qui influencent fortement les cultures des peuples afro-caribéens) : parmi les divinités les plus importantes, ce sont les couleurs d’ELEGGUA (ou EXU dans le candomblé, ou LEGBA dans le vaudou), divinité du destin et des chemins, patron des croisements et gardien des portes entre les mondes matériels et spirituels ; les couleurs de KALFU (correspondant pétro de LEGBA, contrôlant les croisées des chemins) ; le rouge est aussi la principale couleur d’OGGUN (maître des métaux, de la sagesse, de la guerre, de la montagne et des instruments de labourage), de CHANGO (qui personnifie la danse, la lumière, le feu, le tonnerre, la guerre et les tambours), d’ERZULIE DANTOR (guerrière, protectrice des femmes et des enfants) ; le noir est une des couleurs d’OCHOSI (divinité de la chasse, des animaux, de l’alimentation, de l’abondance, de la médecine, de la trajectoire de l’individu), de BARON (esprit de la mort et de la résurrection) et des GUÉDÉ (génies de la mort).
Le Rouge et le Noir sont aussi présents dans les deux drapeaux du panafricanisme. Dans le drapeau éthiopien (Vert-Jaune-Rouge) créé sous le règne de Ménélik II en 1897, et dans l’actuel drapeau datant de 1996 ; ils le sont aussi dans le drapeau Rouge-Noir-Vert proposé par le mouvement afro-américain UNIA (Universal Negro Improvment Association and African Communities league), et repris par la plupart des mouvements afro-américains. Le rouge représente la Vie, la force, le sacrifice et l’héroïsme (Ethiopie), la Vie, le sang versé par les esclaves et dans l’histoire des peuples ayant des ancêtres africains (UNIA). Le Noir symbolise le peuple noir en tant que nation, bien que sans État correspondant (UNIA) ; il pourrait symboliser le type des habitants de l’Afrique subsaharienne.
2.2.2.2 Le vert inscrit la symbolique de la terre, du territoire, du pays, de la solidarité avec les peuples du Tiers-monde.
Le vert, tout comme le Rouge et le Noir, est très présent également dans les spiritualités africaines. Dans l’Egypte ancienne négro-africaine, il symbolise le bonheur ; le vert de la nature, apporté par les eaux du Nil, est synonyme de fertilité et d'épanouissement. C’est, avec le noir, la couleur d’Osiris : ses chairs sont parfois représentées en vert, image de la putréfaction cadavérique et de la renaissance végétale.
Le Vert est présent dans les traditions Yoruba et Vaudou. Il fait notamment partie des couleurs d’OGGUN et d’OCHOSSI (déjà cités), d’ORULA (divinité de l’avenir et des prévisions).
- Le Vert est aussi présent dans les deux drapeaux du panafricanisme. Il représente la verdure, la fertilité de la terre, la richesse naturelle de l’Afrique, également le renouveau et l’espoir. Pour l’UNIA, il traduit aussi la solidarité avec les peuples du Tiers-Monde.
2.2.2.3 Certainement du fait de cette mémoire africaine, même diffuse, le rouge, le noir et le vert réactivent aussi la mémoire historique et culturelle martinico-caribéenne
D’abord sur le plan historique.
- Certains avancent que le rouge et le noir ont été brandis en 1665 lors de la révolte de nègres marrons conduite par Francis Fabulé ; et également en 1801, lors de la révolte d’esclaves conduite par Jean KINA au Carbet. Cependant, à ce jour, ces affirmations restent à étayer par des documents historiques.
- En Haïti, le 8 octobre 1804, DESSALINES se proclame empereur sous le nom de Jacques 1er. Il adopte alors, le 20 mai 1805, un nouveau drapeau noir et rouge vertical (à la place du drapeau rouge et bleu). Ces couleurs symbolisent les mots : la "Liberté" (rouge) ou la "Mort" (noir). Supprimé en 1806, il est repris par CHRISTOPHE de 1811 jusqu’en 1818. Il est repris, de 1964 à 1986, par les DUVALLIER qui ont malheureusement œuvré, par leur politique, à le déconsidérer.
- A Bòkannal, selon Victor LESSORT (figure historique du quartier) et d’autres anciens du quartier, entre les deux guerres (Victor SÉVÈRE était encore maire), suite à une revendication des terres de Bòkannal par certains békés, et à une décision des autorités coloniales de l'époque d'évacuer les gens du quartier, la résistance s'organise et les gendarmes sont repoussés. A la suite de ces incidents, en signe de défi, plusieurs drapeaux sont hissés, dont un aux couleurs rouge et noir.
- A Rivière-Salée, le rouge et le noir sont, durant les années 70, les couleurs brandies par l’organisation « Forces populaires » dirigée par Marc PULVAR.
- Pour certains, l’association des couleurs rouge-vert-noir apparaît pour la première fois lors de l'Insurrection du Sud de 1870. Elles auraient été brandies par les insurgés durant les manifestations populaires. On prête souvent au gouverneur MENSCHE DE LOISNE les propos suivants : « Des nègres ivres de rhum et de rage sèment la terreur dans les campagnes de Rivière-Pilote et de Saint-Esprit. Ils se reconnaissent entre eux à des lambeaux de tissu de couleur rouge, verte et noire qu’ils arborent tels des étendards… ». Cependant, pour les historiens ayant travaillé sur la question, les propos sont à authentifier et la source à trouver.
Sur le plan culturel, il y a plusieurs éléments.
- Il y a la couleur rouge de la fleur de balisier qu’Aimé CÉSAIRE a puissamment investi symboliquement.
Nombre d'analystes constatent que le balisier est la représentation métaphorique du peuple martiniquais, celle de la blessure historique du monde noir. Le poète remarque que « les bractées du balisier s’écartent l’une de l’autre, comme les deux volets d’un thorax ouvert et, dans l’entrebâillement, surgit une nouvelle bractée, flamme sang et or. » ; CÉSAIRE associe constamment au balisier la couleur rouge et l’image du cœur.
Voici quelques évocations de la fleur dans les textes du poète martiniquais :
« Les balisiers se déchirent le cœur sur le moment précis/ où le phénix renaît de la plus haute flamme qui le consume » (Ferrements p. 20) ; « un dépoitraillement jusqu’au sang d’impassibles balisiers » (Poésie p. 501) ; « l’impassible angoisse nattée rouge/ du cœur des balisiers » (Poésie p. 512) ; « de grands cœurs se suicident rouges aux balisiers » (Ferrements p. 72) ; « la rougeur de l’est au cœur du balisier » (Ferrements p. 78) ; (« balisiers sonnants des riches crépuscules » (Les armes miraculeuses p. 28)
- Dans les rituels martiniquais, la feuille de corossol (verte), est utilisée pour « consoler » les vaincus de leur défaite lors, par exemple, des vidés post-électoraux) ; utilisée aussi lors des vidés carnavalesques du mercredi des cendres et notamment pendant l’incinération de Vaval.
- Nous connaissons aussi la considération qui entoure le Fwomajé, "L'arbre vert primordial" dans les spiritualités ancestrales (africaines et amérindiennes).
- Il existe aussi grenn kalennda, grosse graine noire que l’on trouve dans les campagnes martiniquaises. Et aussi le fait que, traditionnellement, on accrochait au plafond des kay bèlè un morceau de tissu noir, en hommage aux Ancêtres.
[Éléments apportés par Daniel-Georges BARDURY (militant culturel), lors du débat]
- Lorsqu’on avait un maltjè fizik ou un gwopwel, on enveloppait le tronc d’un corossolier, un pied au sol et l’autre levé.
- Lors des processions organisées par les marins-pêcheurs, le chemin est décoré avec des feuilles vertes et rouges (de flamboyant).
Gualbert BOULANGÉ (tanbouyé lasotè, gran ansien de la région Nord-caraïbe) dit que, selon son père, anciennement, les couleurs du lasotè étaient le rouge-vert-noir. Il dit que ses père et grand-père lui ont parlé aussi d’une pratique (qu’on pourrait situer à la sortie de la période esclavagiste), celle des « Dimanch nwè » ; pour les colons, il s’agissait d’un jour de deuil, alors que pour travailleurs (afro-descendants pour la plupart), il s’agissait d’un jour de liberté.
- Selon trois montè tanbou, on mettait un morceau de tissu rouge sur la membrane durant l’opération montè tanbou. De même, "lè yo ka batizé an tanbou britè Tervil", on faisait le monté tanbou, à midi, de la même façon. Puis, le jour où le tambour allait être joué pour la première fois (le jour du baptême), il était mis debout (toujours avec la toile rouge sur la membrane), à midi, près d’un feu générant une forte fumée, et on frappait le ka de branches vertes. Après ce rituel, il pouvait être joué par n’importe quel tanbouyé.
Éléments apportés, hors débat, par Daniel-Georges BARDURY (militant culturel)
- Julien SABAN de Basse-Pointe, grand acteur culturel et notamment Papa djab durant le carnaval, nous apprend que :
« Le Djab wouj porte une robe rouge ou noire, ou encore rouge et noire (devant rouge, derrière noir, ou à droite rouge et à gauche noir). On y met des fleurs rouges, de préférence de bougainvilliers (parce que plus solides). La queue est rouge. »
- Alain ANSELIN nous éclaire sur des symboliques présentes au cœur du carnaval martiniquais :
(...) L'opposition du Noir et du Rouge (...) interne à la culture égyptienne, comme elle l'est à la culture bantoue, et à la culture ouest-africaine et saharienne. Elle y est même structurante, comme l'est l'opposition (...) du Mardi gras et du Mercredi des Cendres du carnaval martiniquais (...) Le Mardi du carnaval martiniquais est au fond le jour de Seth, et le Mercredi celui d'Osiris".
- Et puis, il y a aussi grenn réglis ou grenn régliz ou grenn légliz. La graine de cette plante est rouge et noire. Elle est un poison violent et a été utilisée comme tel par les esclaves. (cf Pierre Pluchon, Vaudou , sorciers, empoisonneurs De saint Domingue à Haïti, Karthala, 1987. - A la page 67, il parle de l’utilisation (…) « des graines rouges et noires d’une espèce d’accacia qu’il nommait poto » (…)
En Martinique, grenn régliz, tout comme grenn toloman est utilisée pour la fabrication des chacha. Dans le temps, les enfants l’utilisaient pour décorer leurs petits travaux de créativité artisanale. Les parents l’autorisaient tout en leur interdisant de la porter à la bouche.
Dans certaines maisons à la campagne, à Terreville par exemple, les personnes déposaient sur leur table à manger un petit bouquet de cette plante en guise de protection.
Il existe un rituel qui consiste à déposer aux carrefours de plusieurs communes des bouquets de fey épi grenn légliz afin de « démaré lavi-a ». J’ai d’ailleurs eu une expérience personnelle de cette pratique avec un Gran ansien danmyé-kalennda-bèlè que j’avais l’habitude de visiter. A un moment de sa vie, ce référent ethnoculturel se sentant jennen, me demanda de lui amener des feuilles et grenn légliz en bouquet. Il me fit le conduire à plusieurs kat kwazé afin de les déposer. Ce rituel avait pour objectif de « ouvè chimen ba'y ».
On voit bien toute la symbolique chromatique dans ce rituel.
Éléments apportés par Daniel Georges BARDURY (militant culturel), lors du débat
Un Gran ansien danmyé-kalennda-bèlè indique qu’avant le début de la saison danmyé, vers la fin du carême, il parcourait les 32 communes, une sorte de pélérinage. Dans les kat kwazé (carrefours) à l’entrée des communes, il déposait une petit bouquet de feuilles et graines de réglisse (rouges et noires). Il accompagnait cela d’une prière pour demander que le danmyé se déroule dans de bonnes conditions et chasser les mauvaises influences.
On peut mentionner aussi la chanson Touloulou mòdé mwen (bèlè pitjé de la tradition). Le touloulou est un petit crabe rouge et noir qui vit à proximité de la mer. Il y a une symbolique lié à la sexualité (allusion au sexe de l’homme noir).
Précision apportée, hors débat, par Pierre DRU (militant culturel)
Il faut entendre aussi ce que nous révèle Emmanuel NOSSIN dans l’ouvrage « Plantes magiques de la Martinique et des petites antilles - Livre I », à la page 141, sur une plante de la Martinique :
« Le cordia martinicensis, (…) Le mahaut-noir (maho nwè) (…) une plante endémique de deux îles proches des petites Antilles [Martinique et Sainte-Lucie]et qui comporte le mot « Martinique » dans sa dénomination scientifique.
Un tronc noir, un feuillage vert, et une drupe rouge, n’est-ce pas là une plante prédestinée à devenir l’emblème de la Martinique où ces trois couleurs sont à l’honneur dans la culture et le mental des hommes et des femmes de cette île. »
Il ajoute toutefois : « Mais peut-être faudrait-il - « pour faire vrai » - s’appesantir sur la couleur blanche des fleurs et sur ce que cela semblerait signifier. (…) »
Il y a une option traditionnelle intéressante à considérer, c'est celle de la vannerie martiniquaise. Il y a une combinatoire culturelle des motifs à travers trois couleurs interprétatives du composé socio-humain de la population martiniquaise dans cet artisanat afro-caribéen, dans cet art marqueur de la résistance économique et culturelle qui a édifié notre société.
On compose avec du rouge, du noir et du blanc pour colorer et figurer les motifs : ala chabin et ala milat (mariage de rouge et de blanc), mawon (mariage de rouge et de noir), kawo, karé madras (association du rouge, du noir et du blanc de manière harmonisée, rappelant le carreau madras traditionnel et identitaire).
Si cette traduction culturelle des réalités martiniquaises n'est pas exempte de certains préjugés de couleurs dominants (on modère l'utilisation de la teinte noire), elle n'est pas moins porteuse de certaines indications précieuses (…)
Précision apportée, hors débat, par Daniel FATNA (militant culturel)
Beaucoup de ces « tras » sont à rattacher au système kalennda (aspects musicaux et dansés de la célébration de la Vie à travers celles de la fécondité de l’Homme, de la Terre, de la Mort), généré par la réorganisation des spiritualités africaines dans la Caraïbe, et notamment à la Martinique. On sait maintenant le rôle qu'ont joué ces spiritualités dans la résistance anti-esclavagiste, et la symbolique des couleurs rouge et noire, et aussi verte, en leur sein. (cf 2.2.2.1 et 2.2.2.3)